A chacun son "paysage" ?
Une brève histoire du paysage
Qu’ils soient réels ou imaginaires, les paysages ont été décrits partout où existait l’écriture. Les textes des auteurs grecs et latins tels que : Homère, Platon ou Pline l’Ancien manifestaient une réelle sensibilité au paysage, souvent inspirés par la poésie des jardins. On retrouve cette nécessité de "dire" le territoire également en Chine dès le IVème siècle, à travers le premier traité sur la peinture de paysage, puis en Europe du Nord vers le VIIIème siècle avec l’apparition du mot Landschaft qui deviendra Landscape en anglais. En France, le terme "paysage" apparaît vers 1549 mais dans chaque idiome, le paysage renvoie plus ou moins à l’idée de pays et de territoire.
Si le terme reste alors souvent flou, c’est à travers l’art que nous pouvons trouver des clés de compréhension quant à l’évolution de la représentation de "l’idée" de paysage au fil des siècles.
A la renaissance, les retables et autres tableaux deviennent des "fenêtres ouvertes sur le monde" et les peintres abandonnent progressivement l’espace symbolique et immatériel recouvert de feuilles d’or caractéristique de l’art byzantin du Moyen-Âge au profit d’un espace scénique monofocal (avec un point de fuite) dans lequel prend peu à peu place le "paysage".
Au XVème siècle, Jean Van Eyck met en place les trois plans successifs d’un paysage caractéristique de la peinture flamande. Au XVIème, les paysages peints de Dürer s’emparent de la totalité du tableau et au XVIIème, des peintres comme Nicolas Poussin donneront les lettres de noblesse au genre. Les artistes romantiques du XIXème verront dans le paysage la meilleure façon d’accéder au "sublime" avant que la photographie ne prenne le relais de la production des images de paysage avec l’avènement du daguerréotype.
Le paysage comme perception
"Dis-moi quel paysage tu vois et je te dirais qui tu es !" car pour la plupart des cultures un "paysage" est avant tout une lecture de son environnement, une "portion d’espace appréhendée par les sens"1. La notion renvoie donc autant à l’objet qu’à sa perception. Quel est mon point de vue ? Qu’est-ce que je vois et comment je le vois ? Mon voisin verra-il la même chose que moi ? Que voyait mon aïeul devant ce même paysage ? Alain Corbin2 prend l’exemple d’un bord de mer jonché de blocs erratiques et d’éboulis. Pour la quasi-totalité des hommes du XVIIIème siècle, ce paysage "chaotique" résultait du retrait des eaux suite au Déluge biblique. Depuis, nos unités de mesures ont évolué et nous sommes habitués à "lire" le travail de l’érosion à l’œuvre depuis des millions d’années.
La notion est donc ambiguë car elle renvoie à la fois à un objet spatial, à une réalité matérielle, mais aussi au "regard" qui se porte sur elle. Répétons-le, nous dit encore A. Corbin, "les individus qui vivent au même moment éprouvent l’espace selon des systèmes d’appréciation différents… ce qui fait qu’il y a autant de paysages qu’il y a d’individus"3.
Notre perception d’un paysage est donc déterminée par nos références culturelles, nos croyances, notre imaginaire mais aussi par notre façon de le parcourir… de le "pratiquer".
Pratiquer le paysage c’est s’interroger sur notre façon de l’éprouver, de le traverser parfois. Parcourir le paysage à pied, à vélo, à cheval procure une expérience bien différente que de le parcourir en voiture, en train ou en montgolfière. Le temps et la vitesse sont des facteurs qui agissent directement sur notre interprétation. A l’aspect kinésique (le mouvement), s’ajoute l’aspect kinesthésique (la sensation), car notre façon de nous déplacer mettra en éveil certains de nos sens et influencera notre perception du paysage (ressentir la fraîcheur, le vent, la chaleur, l’humidité, etc.).
Le paysage comme évolution
Dans le film de George Pal de 1961 "La machine à explorer le temps", le protagoniste embarque dans son module et fait un voyage temporel de plusieurs milliers d’années. Les mutations du paysage environnant défilent à toute vitesse devant lui. La roche s’érode, la montagne devient plaine, la plaine devient ville, la ville devient forêt…
Ce qu’illustre cette séquence est bien la constante transformation du paysage à l’œuvre depuis la nuit des temps. Ces transformations sont de deux ordres : soit naturelles, soit artificielles.
Les transformations naturelles du paysage sont plus ou moins longues et interviennent sous l’effet des éléments (inondation, sècheresse, érosion, éruption volcanique, tremblement de terre…).
Les transformations artificielles (anthropiques) sont, quant à elles, plus ou moins rapides et apparaissent sous l’effet de la main de l’homme (déforestation, assèchement des marécages, cultures, urbanisation, industrie, guerres…).
Vers une définition universelle du paysage ?
Ainsi se pose la question de savoir quelle définition privilégier : celle des géographes pour qui "l’histoire des paysages est celle de la manière dont ils se sont formés et dont ils ont évolué, selon la tectonique, le modelé, l’évolution des milieux naturels, celle de la flore, de la faune, les systèmes de production et d’échange ainsi que, plus généralement, selon les modes d’intervention de l’homme"* ou bien celle retenue lors de la Convention Européenne du Paysage de 2000 à Florence durant laquelle les participants se sont accordés sur une définition commune et universelle qui stipule que : "Le paysage est une partie de territoire, telle que perçue par les habitants et les visiteurs, qui évolue dans le temps sous l’effet des forces naturelles et de l’action de l’homme." ?
Loin d’être un frein à l’exploitation pédagogique, l’ambiguïté de la définition du mot "paysage" ouvre à la multiplicité des lectures ("froide" et/ou "subjective") et donc au débat et à la confrontation des points de vue argumentés. Travailler le paysage c’est "préparer l’élève à maîtriser l’image"4 en mobilisant la déduction, en proposant des hypothèses, en mettant en relation différentes observations. C’est évidemment aussi donner les clés indispensables aux citoyens de demain pour conduire une réflexion sur l’environnement et le destin de notre planète.
1 4 50 activités avec le paysage, CRDP Midi-Pyrénées, 1999
2 3 Alain Corbin "L’homme dans le paysage", Edition Textuel, 2001